Un quart de siècle après sa création, le Génie des alpages conserve l'humour savoureux de son auteur. Secrets de fabrication.
PUR PRODUIT du Pilote des années 70, F'murr s'est imposé à contre-courant comme un des grands créateurs de bande dessinée. Passant les mythes («Jehanne au pied du mur») et les gens («Le char de l'état») au crible de son humour absurde et ravageur, cet admirateur d'Hergé et Franquin est l'auteur, à 52 ans, d'une seule série, qui relate les tribulations d'un berger, son chien et ses moutons.
Le Génie des alpages en est aujourd'hui à son douzième tome. (12 au moment de l'interview, treize en juin 2004)
Lorsque vous avez commencé les Alpages, en 1973, vous disiez ne pas vouloir faire ça toute votre vie. Pourtant 25 ans après, le Génie est toujours là ?
À l'époque, c'était le réflexe de beaucoup d'auteurs de ma génération, qui ne voulaient pas se retrouver pris dans le piège de la bande dessinée à suite. Tardi, à la dixième page d'Adèle Blanc-sec, il râlait déjà. Moi, ça allait tant que je paraissais dans Pilote. Je fournissais mon compte chaque semaine, puis chaque mois, ce qui donnait un rythme de travail assez agréable. Depuis, la situation a changé et je ne livre un album que tous les deux ou trois ans. Autrement ça deviendrait insupportable pour moi comme pour le lecteur. Un mouton qui sent la routine et l'effort, c'est triste. Une BD ne doit jamais donner l'impression qu'il y a du travail derrière.
Vous considérez le Génie comme une oeuvre à part dans votre carrière ?
Plus prosaïquement, c'est un gagne-pain. La série attache le lecteur et chaque nouveauté fait repartir les albums précédents. Les Alpages couvrent déjà deux générations de lecteurs et ce n'est pas désagréable. C'est presque une question de patrimoine familial (rires)! Mais avoir une série qui marche, c'est aussi très injuste pour les gens qui travaillent au coup par coup, comme Forest. Je n'arrive pas à encaisser l'oubli dans lequel on a laissé ce grand auteur. Lui n'a pas dessiné de série. Alors quand on a une qui tient, on est bien content.
LA COULEUR DONNE LE TON
En même temps, chacun de vos albums paraît unique.
J'aime boucler les choses, les structurer. Mes albums sont des recueils de petites histoires. Où est le début ? Où est la fin ? Il faut donc trouver une ruse pour avoir une attaque, une chute. Un milieu. C'est bien de rythmer l'album par des respirations, des pages blanches ou de couleurs.
Vous semblez accorder beaucoup d'attention à la couleur...
Quand on n'a qu'un seul décor, c'est difficile de distinguer les histoires les unes des autres. La couleur est le seul moyen de leur donner une personnalité. Elle donne un ton, apporte l'imprévu. Parfois même, elle dicte mon travail. Le gag du coucher de soleil du dernier album, par exemple, a été entièrement conçu pour la couleur.
Vous préférez crayonner ou encrer ?
Si on pouvait se passer des crayonnés, ce serait bien. Mais ce n'est pas possible, le crayonné est trop flatteur. Ça permet aussi de masquer le travail. On se donne beaucoup de mal pour que tout ait l'air facile. Trop souvent, les jeunes veulent absolument qu'on s'aperçoive qu'ils savent dessiner. La différence avec un auteur qui a de la bouteille, c'est que lui ne se fait plus d'illusions sur ses possibilités. Il ne croit plus qu'il dessine de mieux en mieux. Il progressera un peu, mais dans les limites de son art. Il ne sera jamais Franquin.
Pourtant, chez vous, on sent une vraie évolution.
Oui. Au début, on ne peut pas s'empêcher de bourrer les traits. C'est la peur du débutant. Il faut épurer pour pouvoir remplir. Franquin est passé par là avec Spirou, par un dessin qui devient laid à force de s'effacer et que Chaland a copié sans rien y comprendre. Après, quand il a commencé à surcharger son trait, ce qu'il y avait en-dessous était tellement solide que le résultat restait excellent. C'est la base : si le noir n'est pas bon, la mise en couleur ne rattrape rien. Elle permet simplement de mieux se rendre compte de la composition et de constater si tout se tient. En fait, on passe son temps à réapprendre à dessiner.
C'est le texte qui vous vient d'abord ou l'image ?
Ça dépend. L'image m'intéresse bien sûr, mais le texte reste fondamental. Quand je dessine, il me faut du silence pour entendre les dialogues. J'ai des voix dans la tête comme n'importe quel lecteur de roman.
La littérature vous inspire ?
De façon détournée. On ne peut pas faire l'équivalent d'un roman en bande dessinée. Il y a tout juste la matière d'une nouvelle. La BD, c'est un problème de rangement : que tout rentre et en même temps que tout respire. Quand j'ai écrit ma parodie de Corneille pour le dernier album, je me suis rendu compte que n'arrivais même pas à caser un alexandrin dans la largeur d'une vignette.
Les Alpages se rapprochent plus du théâtre ?
Oui, parce que c'est le même cadre. Comme dans le théâtre à l'italienne, les personnages entrent par le côté et les décors sont escamotables. Il n'y a pas de relief. J'admire beaucoup les gens qui arrivent à donner de la profondeur à n'importe quelle scène, comme Hergé ou Morris. Moi, je peine avec ça.
Il y a beaucoup de digression dans votre travail, de coq-à-l'âne. Vous vous sentez proche du surréalisme ?
Disons que c'est ma façon de penser, de parler. Le rapport des surréalistes avec les images est intéressant. Par exemple l'idée que, au cinéma, les photos d'exploitation n'ont pas du tout la même valeur que les images projetées. Les objets sortis de leur contexte prennent une valeur nouvelle, inattendue. D'une manière générale, j'aime bien les greniers, les brocantes, les accumulations hétéroclites.
Les Alpages sont d'ailleurs constamment guettés par le dérapage, le désordre, le chaos...
C'est le principe du cheveu sur la soupe. On retrouve ça dans les comédies américaines, chez les frères Marx. L'idée n'est pas forcément drôle. C'est comme ces gens qui sont cardiaques et font des infarctus sans le savoir. Les dérapages sont imperceptibles et lorsqu'on s'en rend compte, c'est trop tard : on a changé de réalité.
Pourquoi avoir fait disparaître le premier berger ?
J'ai dû l'escamoter parce que dans le contexte des alpages, il ne servait pratiquement plus que de souffre-douleur. En en mettant un plus jeune, je me suis dit qu'il tiendra plus longtemps (rires)! C'est difficile de maintenir le berger quand l'autorité est constamment battue en brêche. Mes moutons cultivent l'anarchie, mais leur petit monde tourne très bien.
DÉFENDRE LES DIFFÉRENCES
Parce que c'est un univers minimaliste ?
Disons que c'est une question de paresse personnelle. Ça me repose. Quand je suis obligé de dessiner le troupeau en entier, ça m'embête. D'autant plus que je n'arrive pas à lui donner le côté uniforme qu'il faudrait. Il me faut de la diversité. C'est une manière de combattre les clichés sur « les moutons tous pareils». Les moutons sont tous différents et cette différence là, il faut absolument la défendre. C'est pour ça que je bave sur l'Europe : je trouve la normalisation dramatique, presque criminelle. On cherche à nous faire admettre un monde à la Orwell, qui ne s'est certainement pas trompé sur l'aboutissement de notre société.
L'absurde est constamment présent chez vous, mais reste souriant.
Bien sûr. Parce que la plupart des êtres humains sont parfaitement ridicules et ne le savent pas. Être humoriste, c'est se mettre en retrait pour mieux se moquer. Mes personnages ont des comportements assez parodiques, calqués sur ce qu'on voit tous les jours. La seule différence, c'est qu'ils ne se prennent pas au sérieux.
Votre humour n'est jamais méchant non plus.
Je déteste ça. J'apprécie la férocité quand elle est joyeuse. Mais je n'ai pas l'esprit pour faire du Reiser, alors je m'abstiens. Il n'y a rien de pire que l'humour aigre, ça fait revanche minable. Moi qui suis râleur, je dois veiller à rester léger. Dans le dernier album, je me suis permis d'être agressif avec un fonctionnaire européen et ça ne me plaît pas. Quand on a une cible à viser, on la loupe. De toute façon, ce que veut dire l'auteur et ce que comprend le lecteur ne correspondent jamais. Ça m'a toujours décoincé par rapport à ce que je veux raconter, puisque je me dis toujours : ce sera compris de travers...
(*) « Bouge tranquille!», éd. Dargaud, 48 pages, 59 F.
© F'murr - Dargaud
Propos recueillis par Gilles HAUBENSACK
Bravo pour ce site et merci de me l'avoir indiqué, j'y reviendrai souvent.
Le dernier album m'a enchantée, au niveau des couleurs aussi c'est vrai, je le trouve particulièrement esthétique. J'y ai aussi retrouvé toute la fantaisie et la poésie que j'aime chez F'murrr... Il reste depuis à mon chevet, à portée de lecture nocturne ! :)
Rédigé par : LuLu | vendredi, 22 octobre 2004 à 11:01