Yves Frémion, conseiller régional, ancien député européen, écologiste, iconologue, zygomaticien, journaliste, éditeur, écrivain, décrit ici par le menu l'univers surréalisticoloufoque du seul auteur de bande dessinée qui se soit jamais intéressé à la transhumance: F'Murrr
Portrait presque chinois d'un monomaniaque amoureux de L'alpe.
Il ne faut pas prendre son ticket d'entrée dans le F’Murrrpark si l’on n'a pas auparavant renoncé à ce qu'on a appris à récole. La raison n'y résisterait pas. Il faut en effet la disponibilité nécessaire. C'est pourquoi son oeuvre, Le Génie des alpages en particulier, déconcerte. Il s'agit incontestablement d'une œuvre humoristique et pourtant la plupart des épisodes (deux planches en général) ne comportent même pas de gags. Son humour est implicite. Une fois entré dans l'univers f'murrrien, cet humour est acquis. Il est le paysage même de ses histoires, au même titre que l'herbage, non pas décor mais tapis sur lequel tout se passe. Aussi, une fois admis ce principe, rien ne surprend plus. On est happé, on est dedans, cet humour est notre paysage comme celui des personnages. On est littéralement alpagué....
Transhumons et résumons. Nous sommes sur le mont Blanc, gigantesque scène de théâtre verte et blanche. Le lac Léman n'est pas loin, avec des sous-marins dedans et des dinosaures paissant sur les collines environnantes. Le reste du monde, hostile bien sûr, a encore peu de prise malgré de fréquents envois, depuis la vallée, de touristes idiots, d'étrangers obtus, de fonctionnaires obsédés, de scientifiques crétins et de visiteurs agressifs. Au sommet, une « Buvette des cimes» où la serveuse Mariette est accueillante. Une maison où vit le berger qui n'a pas de nom et dont le père a manifestement fauté avec une brebis, puisque l'une, Particule, est sa fille.
Les sphynges ont de jolis seins
Le berger, fumeur de pipe, peint des fresques dans les grottes pour attirer les touristes. Il sera remplacé en cours de route par un plus jeune, Athanase Percevalve, qui lit des bédés, vêtu d'une couche de pulls. En laine, bien sûr. Il finira par sauter plus tard sur une voisine bergère mignonne (ressortissante du royaume de Meuf) qui s'obstine à apprendre une langue étrangère improbable et se trouve être également propriétaire de Choupinet, un bouc cousin du bélier noir du troupeau, Romuald, qui fait des vers et tricote.
Le chien non plus n'a pas de nom, sinon Cabot. Il élève des automates dans un trou et ses « pattuscrits » sont refusés par tous les éditeurs. Il se refuse absolument à jouer le rôle de chien de berger puisqu'il parle comme tous les animaux de la série et marche sur deux pattes comme la plupart.
Berthold le saint-Bernard ne quitte jamais son tonnelet sous le cou et «mange ses clients ». Un lion errant qui cherche éternellement son «petit Liré» comme du Bellay, a amené un temps son cousin d'Égypte, aux allures de sphinx, Katarsis, lui-même cousin du vrai sphinx, une sphynge à jolis seins et aux questions vite élucidées.
On voit passer épisodiquement un phoque, Marconi (calembour scientifique lointain avec le morse !), qui a besoin de lait de brebis pour entretenir ses moustaches, l'ourse Dorothée qui ne songe qu'à hiberner, un renard idiot qui voit des poules partout, Carotte, la rousse anglaise, et de multiples jolies touristes, le Chat Botté qui s'est trompé d'histoire, sans oublier Platon, Rostand, Galilée, Elizabeth II, Dieu et Khomeiny, qui n'ont rien à faire ici.
Quelques personnages extérieurs passent également. Notamment des héros de la BD (Tintin, Mickey, Snoopy) et des éditeurs ou critiques (Etienne Robial, Henri Filippini et votre serviteur en génie narcissique des eaux). Le bruit des véhicules volants à moteur produit un «Poutouhpoutouhpoutouh », clin d'œil à la photographe de BD Christine Poutout. Les clins d'œil sont d'ailleurs nombreux. Ce qui tombe à l'eau fait « Plioutch », en souvenir d'un célèbre dissident russe, et une barque de rivière s'appelle «Ivre» à cause de Rimbaud ...
Les vaches jouent au tennis ou au foot, une brebis se prend pour un chien et ronge un éternel os, une autre couche avec un aigle dans son nid, un ours déclame des poèmes et les corbeaux sifflotent la Paimpolaise. Des brebis joutent avec les aviateurs, montées sur des aigles qui planent en permanence sur la série, tandis que passent dans le ciel cyclistes, pères Noël, baleines, anges, péniches et TGV. D'une falaise, sort un coucou suisse à l'heure tapante et un « Sésame» ouvre la montagne (d'où sort un gant de boxe assommeur de touristes). Parfois, celle-ci se déchire ou dissimule l'abri anti-atomique des brebis. Un aviateur y cherche toujours Saintex, on y voit voler soucoupes volantes, lamas et vieux coucous tandis qu'un autocar reste éternellement suspendu en l'air plusieurs albums durant. Tous attendent le facteur Temps qui apporte le courrier sur un vélo volant à moteur d'avion, vêtu en indien. IL y a même des brebis-sirènes au fond de l'eau et toute la montagne se trouve en autogestion quand les brebis décident de vendre elles-mêmes leur laine.
Téléférique fou et « fondue au dénum »
On l'aura compris: la montagne est hostile. Surtout au rationaliste dans la vallée ou au visiteur qui dérange le bon ordre parfait ci-dessus décrit. Les chasseurs se font tuer par leur propre fusil, les touristes sont lynchés, le téléférique fou écrase les skieurs, les avions se crashent, les emmerdeurs sont scalpés (« On nous tond bien, nous! ») et si une brebis bouche le trou de sa baignoire avec son canard en celluloïd, un lac se crée qui inonde le paysage. La faune est variée (lions, girafes, gnous, hermines, etc.) et les aigles font des concours d'enlèvement de brebis, comme dans le Baron Noir de Got et Pétillon.
Des micro- climats peuvent faire un mètre carré seulement et la moindre goutte de pluie peut blesser une brebis. On se nourrit de « fondue au dénum », propice aux cauchemars. Pas étonnant que (clin d'œil cette fois à René Pellos, pour qui une montagne ne pouvait rester anonyme dans le Tour de France) certaines aient toutefois un visage anthropomorphique, spectatrices résignées de toute cette fantaisie
Un mouton, deux moutons, trois moutons …
Enfin, autour de Romuald, le bélier noir, il y a les brebis du troupeau, véritables héroïnes de la série alpine. Elles râlent tout le temps. Quelque part, F'Murrr annonce un troupeau de deux cent vingt têtes. Nous avons vérifié en comptant les moutons (dodo ... ) :
A
Amabielle, Anaëlle, Andromaque, Anisette, Annelle, Articule, Asasielle, Asdrofule, Asphodèle, Attelle,
B
Babette, Bambinette, Bidule, Blériotte, Bobinette, Boitalette, Bouclette, Bouddhinette, Bougainvillette, Boulette, Bretelle,
C
Calcule, Canelle, Canicule, Caramelle, Cassolette, Cassoulette, Catapulle, Catulle, Centimette, Cestielle, Chaussette, Chédusitanielle, Chestertonnette, Chevillette, Chopinette, Ciboulette, Claquette, Clavicule, Cléopette, Clopinette, Colette, Coli nette, Cote lette, Cousette, Crapouillette, Crapule, Crépidule, Cromwelle,
D
Dardielle, Dégonflette,
E
Écrasette, Égoïnne, Einstein (mouton ?), Escopette, Ezéchielle,
F
Ficelle, Fossette, Freudette, Frisquette,
G
Gabrielle, Gamelle, Gargamelle, Garlann, Gélule, Genouillette, George Sand, Gigolette, Giguette, Gilette, Glaviotte (Murillo?), Globule, Goguette, Gominette, Goscinaëlle, Gosette, Goudronnaette, Grandéchelle, Grognette, Gromelle,
H
Halfaltielle, Hamlette, Honnête, Houlette, Houpette, Huguette,
I
Infarctule, Isabelle,
J
Japonette, Joselito, Judicaëlle, Jules, Juliette,
K
Kleptominette,
L
La Fayette (nous-voici), La Vilette, Libellule, Lisette, Lola,
M
Magouillette, Mandibule, Manipule, Manivelle, Manolette, Maquette, Marelle, Marrionnette, Masgabrielle, Massachussette, Mazielle, Mermozette, Métropolitelle, Michaëlle, Mielle, Miette, Minoudrouette, Mirette, Mobylette, Molécule, Molette, Mouillette, Moulinette,
N
Noëlle, Notule,
O
Obsolète, Œdiplette, Opérette, Orteillette,
P
Particule, Paulette, Paupiette (qui se fait appeler aussi Module, Pendule, Pilule ou Ventricule), Petitéchelle, Pochette, Pompette, Poubelle, Poulette, Poupounette, Poutchinette, Pustule,
R
Rachielle, Radicelle, Radiguette, Ramassmiette, Raquette, Renoncule, Ridicule, Rillette, Rominette, Rondelle, Rossignolette, Rostand (mouton), Rotule, Rouflaquette, Roulette,
S
Sachielle, Saint-Thomas d'Aquin, Salopette, Samaëlle, Sanisette, Sataëlle, Savonette, Scrofule, Séraphielle, Serpillette, Soiffarde, Spatule, Sucette, Suffragette, Surprisette,
T
Tablette, Tagule, Talonnette, Tarentule, Tartelette, Tonnelle, Toussette, Tranxenne, Trompette, Trompinette, Trottinette, Trouillette,
U
Uratapelle, Urielle,
V
Varicelle, Véhicule, Venelle, Voitule,
Y
Yannickette,
… rejointes plus tard par Tombédcamione. Et nous n'avons pas compté Eugénie Grandet, la célèbre Eugénie des Alpages. Bref, nous en avons dénombré cent quatre-vingt-dix ! D’autres brebis que Paupiette ont-elles pris des pseudonymes ? Y a-t-il eu des naissances en vingt-six années d’existence de la série ? Ou monsieur F’Murrr ne sait-il compter ?
Monsieur F’Murrr en revanche, sait s’amuser. Bien des classiques sont parodiés, mais pas toujours ouvertement : contes de Perrault, fables de La Fontaine, Moby Dick, Corneille (Le frère), le Petit Prince, Stanley et Livingstone, l’Arche Perdue, Roland… sans oublier quelques théories scientifiques, historiques ou philosophiques (Einstein, Freud).
Parcourons encore ce « transhumour ». On sait que F’Murrr ne recule devant le calembour. Il y a d’abord les simples jeux de mots, comme l’éléphant « Satyajit-tavan-sansservir », fils de « Singh-indin-zerain », « un cadeau de ma moraine » ; ceux propices à des inventions graphiques : « serpent-piston », « raton-vapeur » ; les calembours par allusion, où il faut deviner comme « une Suze-Sancerre de Silonvonderke » ou le serpent qui a un ancêtre fabricant de tapis (tapis persan, tapis serpent : vive le verlan) ; les double-sens classiques : « Je te demande un demi et tu me sers un ailier gauche » ; l’absurde : « Il tira la paille la plus courte. De toute façon, toutes les pailles étaient les plus courtes » ; les onomatopées : « Smig » (au lieu de « snif ») ; les faux-jurons : « Tonnerre de Grèce ! » ; les calembours purement graphiques : les pois sauteurs deviennent ici des cornichons délirants ; les jeux de lettrage : « Ậnes bêtes » ; ainsi que tous les bruitages et sons, si précis, si neufs, en utilisant les verbes à la façon américaine : « broute, broute ». Pour qu’on s’y retrouve, F’Murrr a même réalisé deux planches dans le tome 12 en sorte de dictionnaire visuel.
La bande dessinée comme genre alpin
Cela aide à saisir, mais pas à comprendre. Qu'est-ce que ce Parisien-tête-de-chien de F'Murrr (né Le 31 mars 1946 dans La capitale) est venu faire avec Les ALpes? Comment ce citadin misanthrope se retrouve-t-il collaborateur du bulletin de La Fédération des alpages de L'Isère (L'Écho des alpages) et l'invité fréquent des Fêtes de La transhumance de Die? Comment a-t-il, mieux que tous Les artistes de La BD parfaitement autochtones, su rendre la douceur de L'herbage, le vertige des pentes, le dépouillement du paysage, la nudité de La solitude, la paix des hauteurs bercée des « BeLeng» des cloches et Les hallucinations dues à L'altitude ... ou à La fondue?
Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, La BD est un genre alpin dès L'origine. C'est sur les pentes alpines qu'à la fin des années 1820, en réalisant des croquis de montagne, le peintre suisse Rodolphe Töpffer conçut l'idée d'histoires à raconter par une succession d'images, inventant en quelques albums, les premiers du genre, la bande dessinée, forme moderne de la narration figurative. F'Murrr est ainsi en bonne compagnie, même si les créateurs du coin sont rares (Meynet, Masse).
Ensuite, F'Murrr, Le «transhumoriste» qui joue volontiers Les ours bourrus et fuit la foule, fait lui-même penser à ces personnages isolés sur leur sommet, indifférents à la fureur du monde, gardiens d'on ne sait quel troupeau mental. L'imaginaire travaille sans que le corps ait à trop bouger. Idées, songes, concepts et pensées transhument le long des sentiers polis par des générations de cheminements.
Et l'humour, donc! Il a besoin d'altitude et de recul. C'est lui qui aide à résister à nos réflexes de moutons de Panurge. Toutes les civilisations qui pratiquaient le sacrifice animal ont toujours privilégié le mouton, espèce qui ne sait guère être autre chose que victime (de tonte, de crimes, d'exploitation ... ). Dans leur univers clos, stupide et farfelu, il n'est pas sûr que les brebis de F'Murrr ne décrivent pas en réalité tout autre chose que les Alpes et la haute montagne. D'ailleurs, dans son intitulé, il n'a jamais été dit qui était le « Génie» de ces alpages. À moins que le mot ne soit employé que de façon générique, au sens presque militaire du terme? Je suis étonné qu'il n'y ait pas encore une secte multinationale qui l'ait choisi pour gourou des adorateurs des ovins divins, ne se nourrissant que d'herbe et persuadés qu'un grand aigle noir les enlèvera un jour dans ses grandes serres pour les emporter vers le ciel. Où l'autobus de F'Murrr les attend. Impassible.
Texte Paru dans "L'alpe n°3 - Transhumances" (Glénat)
Je signale au passage qu'Yves Frémion se trompe : moi je compte 218 moutons au total (en comptant Eugénie Grandet et Tombed-Camionnette, il est vrai). Mais je signale aussi qu'il en oublie certains : par exemple, Romuald, le -hum- chef du troupeau (grave oubli!), Médor (ou Azor), la brebis qui se prend pour un chien, ainsi que (en vrac) Descartule, Gammelle (avec deux"m", cf album 9), Shéhérazade, Dinarzade, Zobéide, Carotide, Séide, Barnécide, Boustrophédonne, Popeline, Amnésie KO Rondesuie, Nous Voici (distinct de La Fayette), Pendule (outre l'un des pseudonymes de Paupiette l'Innomable, c'est une brebis présentée dans le premier album), Elue, Elie, Héla, Tractionnette, Putinconette et j'en passe...
Rédigé par : Un fan justicier (tatzaaamm!!) | dimanche, 23 janvier 2005 à 16:47
Je croyais ne jamais trouver un site consacré à F’Murrr… Eh ben, si ! En voilà un tout beau tout neuf pour tous les amis des bêêêêêêêtes !
Il y a même un abécédaire reprenant tous les noms des brebis au fil des treize albums (de Abousimbelle à Zobéide) et un petit jeu bien débile consistant à rentrer les brouteurs dans l’enclos !
Et bien sûr la bio de ce génie discret, Richard Peyzaret ainsi que son portrait par Yves Frémion.
Rédigé par : Lamiri | mardi, 19 octobre 2004 à 19:51